Specimen
Du 24 octobre au 08 novembre 2014« S’il te plait, dessine-moi un mouton… »
…et, du pinceau de Samuel GELAS, surgissent des loups-garous et autres créatures thériantropes.
« A l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme, à l’état social l’homme est un dieu pour l’homme ».
HOBBES, Le Léviathan, 1651.
Samuel GELAS est un jeune artiste de 28 ans, au look BCBG de grand garçon sage, qui s’est fait découvrir, lors du premier volet de l’exposition ARTBEMAO 2013. Il revient à la médiathèque de Baie-Mahault, un an après, pour une exposition en solitaire intitulée « SPECIMEN ». Une exposition-choc, dérangeante, qui pourrait être perçue comme terrifiante si l’artiste, tel un Sage, ne l’avait tempérée par une bonne dose d’humour.
Appliqué aux humains, un « spécimen » désigne un individu « qui donne une idée de l’espèce à laquelle il appartient ». Le mot désigne l’exemplaire d’une espèce. Il s’agit donc, avec cette exposition, d’une représentation à valeur symbolique de « types » humains. Notons aussi qu’un « drôle de spécimen », désigne, de nos jours, par antiphrase et de façon négative, un individu dont le comportement semble douteux. Et pas du tout exemplaire, pour le coup !
Samuel GELAS se propose de pointer du doigt certains comportements types et peu exemplaires de la jeunesse guadeloupéenne. Une telle entreprise qui s’inscrit dans une démarche satirique et morale, fut celle aussi bien d’Esope, personnage assez peu connu, à l’origine des fables, La Fontaine, mettant en scène la mascarade sociale de l’Ancien Régime, que de La Bruyère, bien décidé à lever le voile sur l’hypocrisie des mœurs de son temps. Le Carnaval et de ses masques fournit à l’artiste son motif. Les visiteurs, à travers le parcours auquel ils sont conviés, sont plongés dans l’univers carnavalesque d’un défilé de rue entrecoupé de quelques scénettes. S’y affichent la dérision des valeurs sociales (« Pani travay »), une théâtralisation des comportements renvoyant à des jeux de rôle et des mascarades, mais aussi avec l’affranchissement des barrières morales, l’excès et le débordement des instincts. Comme dans le Carnaval, la culture populaire, le grotesque et le trivial vont s’articuler autour d’éléments renvoyant à une culture savante beaucoup plus ancienne. Et comme dans le Carnaval, c’est la vision d’un « monde à l’envers » que nous offrent les peintures de Samuel GELAS. Un univers dans lequel la lumière a cédé la place aux Ténèbres et à une atmosphère nocturne dans laquelle la société des hommes, ceux-ci s’animalisant, est devenue une « planète des singes » en quelque sorte.
Le visiteur sait-il ce qui l’attend ?
La visite débute, dès l’entrée, par une toile récente, « Primate », adoptant un format de grande taille qui sera fréquemment récurrent (160 x 200 cm), occupant presque un mur. Celle-ci se présente comme une étude de têtes. Une étude qui, traduisant les expressions variés de visages tantôt de face, tantôt de profil ou de trois quart, fait penser à celles que fit Watteau. Sauf qu’il s’agit ici de tête d’animaux (des singes en majorité), et que l’on pense aussi à Le Brun et à ses études sur le zoomorphisme. Ajoutons à cela que le tracé au fusain de chaque tête, peinte ensuite d’une seule couleur, donne à l’ensemble son aspect attractif de bariolage flash, lequel évoque davantage au final le pop art que le XVIIème siècle. Saute aux yeux, immédiatement, une des caractéristiques que l’on retrouvera dans les toiles suivantes : un syncrétisme évident entre plusieurs courants, peinture populaire et références classiques, art occidental et réappropriation antillaise. Car la référence au singe, gibbon, chimpanzé, babouin, guenon ou ouistiti, n’est pas neutre. Elle colle à une actualité qui visa Christiane Taubira et renvoie à l’identité de l’Antillais. A leur « Peau noire et masque blanc ».
En progressant dans la visite zoologique le visiteur fait le constat de toiles de plus en plus critiques. De la simple figuration de têtes animalières, on passe à la représentation d’êtres hybrides imaginaires, tout droit sortis de dessins animés (Le Roi Lion ou Robin des bois de Walt Disney) ou de films, que ceux-ci soient d’épouvante (King Kong), fantastiques ou de science-fiction (Avatar, la saga des Aliens). A ces êtres chimériques se mêlent des humains aux visages revêtus de masques semblables à ceux que les enfants portent pour Carnaval ou Halloween, tandis que d’autres personnages, des filles très sexy en particulier, semblent tout droit sortis d’un album de Roy Lichtenstein.
Tous ces personnages, croqués sur le vif, vont se retrouver dans une gigantesque fresque (160 X 500 cm), intitulée « Poésie urbaine », qui aurait pu tout aussi bien constituer un mural, si les conditions de réalisation l’avaient permis. A la représentation désordonnée d’une humanité grouillante renvoyant à une culture composite, Samuel GELAS va associer un ensemble de signes destinés à faire sens par rapport à une société du paraître, en perte de repères moraux. Apparaissent ainsi, associés à des gestes codés de la main, des objets qui symboliquement « classent » l’individu (cigarette, bouteille d’alcool, billets de banque, bijoux en or, lunettes de soleil, téléphone, écouteur, souris d’ordinateur et armes à feu). Des bribes de textes accompagnent ce « roman graphique », sous forme d’exclamations (le « Haoo » s’inscrivant sur les fesses de la pin-up et qui semble avoir été exprimé par le cochon figurant en dessous), de graffs ou de tatouages (« Only God judge me »). Une représentation de l’univers de la rue, hiérarchisé, dans laquelle un personnage semble occuper une position centrale : un canidé inquiétant plus proche du Loup-garou que de Compère Renart.
Dans la toile « Spécimen » qui donne son nom à l’exposition, le bestiaire de l’artiste s’enrichit d’animaux maléfiques tout droit sortis des Enfers. Un monde soumis au Mal et que traduisent des couleurs agressives, le vert d’une sorcière aux lèvres pulpeuses d’un rouge flamboyant. Tandis que reviennent, en leit-motif tels des fantômes tenaces, d’autres masques blancs, tantôt grimaçants, tantôt informes.
A partir du diptyque que forment les deux toiles suivantes, « Chaîne en or » et « Esprit de mort et conscience », la violence va désormais exploser et éclabousser les toiles d’un rouge de plus en plus prégnant. Le récit de l’attaque à main armée que commentent des phrases qui sont comme crachées en créole, conduit le meurtrier à tête de canidé (et qui se doit d’être l’objet d’un mépris identique à celui qui s’attache au chien aux Antilles) au meurtre puis à la prison. Une ultime toile, « Maman Poule » semble déterminée à vouloir inciter le visiteur à une réflexion, en lui suggérant l’origine possible de tels comportements dénaturés de la part de jeunes. La toile aborde avec audace un sujet tabou, celui de la mère-Poule prête à tous les sacrifices pour satisfaire les désirs de son enfant-Roi. A genoux, dans une posture de suppliante demandant le pardon, elle n’oppose aucune résistance au diktat de son tyran de fils qui lui ordonne : « Manman organiséw pou ban moin tousa an vlé » (« Maman, débrouille-toi pour me donner tout ce que je veux »).
La thématique de cette exposition, tout comme l’univers graphique de Samuel Gelas apporte un « sang » neuf au milieu artistique de la Guadeloupe. Très contemporaine, son inspiration reflète et démasque des modes de comportements « sauvages », sans foi ni loi. Mais, ce faisant, l’artiste se montre capable de se créer une mythologie personnelle, véritable syncrétisme entre des cultures différentes qui vont permettre à des croyances antillaises, celles du Loup-Garou et des changés-chien, de rencontrer d’autres animaux fabuleux (tel le crocodile des mythologies maya, et de plonger dans l’imaginaire moyenâgeux du Roman de Renart, jusqu’à Anubis, le dieu funéraire égyptien. C’est à la profondeur de cet imaginaire que nous convie cette exposition.
Un spécimen vraiment unique !
Scarlett JESUS, 29 octobre 2014.
Critique d’art. AICA, section française.
[…] Rappelons que les contes et légendes des Antilles mettent en scènes des animaux : « compè Lapin », « bèt a man Ibè », les « soukounian » et autre « mofwazé », tout comme le cinéma américain notamment véhicule tout un bestiaire qui rend métaphoriquement compte des tendances contradictoires, de la complexité du psychisme humain et pour le dire simplement, révèle sa part d’ombre. Les héros qui hantent les toiles actuelles de Samuel GELAS sont aisément identifiable puisqu’ils appartiennent à la dramaturgie des médias populaires de Batman à King Kong, Superman, les Gremlins, Hulk, Les Tortues Ninja, Dog side, ou Gollum tiré du célèbre film « Le Seigneur des anneaux ». On y voit encore les monstres de «Jurassic Park » et Joker, le psychopathe maquillé comme un clown. Autant de facettes expressives de la violence, du désarroi, de la réflexion profonde, de la peur panique ou de l’angoisse quasi permanente d’êtres qui affrontent héroïquement des drames et désastres de toutes sortes, ou bien qui fuient la vie et vont se réfugier dans des paradis artificiels.
La démarche picturale de Samuel GELAS s’apparente à la figuration narrative dans une forme à la fois ludique, poétique et critique. Ce peintre regarde et analyse les phénomènes médiatiques et sociétaux que l’on peut relever quotidiennement sur les réseaux sociaux, internet et aux infos. Les trollface visibles sur le réseau social susnommé avec leurs commentaires dont l’artiste plasticien s’inspire pour présenter des scènes très violentes de l’existence en Guadeloupe et ailleurs ; elles sont ponctuées de phrases réalistes écrites en créole à même les toiles peintes, je cite : « Fuck systèm la ! », « Ahou ! » ou « Danm », « Dog side », sont propres aux jeunes et moins jeunes qui les emploient et il y à pire. Ces phrases ne peuvent guère choquer que les amateurs naïfs des chansons sucrées du Zouk love.
Pour compléter cette analyse je dirais que les qualités de figuration analytique, ainsi que le chromatisme et le sens de la composition de cet artiste sont indéniables.
Christian BRACY, le 08/10/14
Critique d’art. AICA, section française.