Réunions
Du 07 novembre 2019 au 08 février 2020
Le comité de vie, instance de concertation avec les usagers sur la vie et la programmation de la Terrasse espace d’art de la ville de Nanterre s’est positionné, le 21 février 2019, en faveur de l’artiste guadeloupéen Samuel Gelas pour réaliser une exposition monographique, inaugurée en novembre 2019. L’exposition « Réunions » rassemble sept grandes peintures, dont trois inédites, et cinq dessins réalisés spécialement pour l’occasion suite à une visite de l’artiste au Muséum d’histoire naturelle. Elle accueille aussi sur deux murs – « tableaux noirs » des dessins inspirés des œuvres de Samuel Gelas réalisés par les écoliers nanterriens tout au long de l’exposition.
Dès ses premiers tableaux, Samuel Gelas s’intéresse aux agissements et modes de vie des différents groupes sociaux qu’il observe dans les lieux où il vit et travaille, en Guadeloupe, à Paris ou ailleurs. Avec des toiles de grands formats aux couleurs vives et aux titres évocateurs, réalisées depuis l’origine à la pierre noire et à l’acrylique, ce portraitiste dépeint et peint le réel et caricature, parfois, les contradictions de l’espèce humaine.
Dans les œuvres réalisées ces dernières années, comme Poésie urbaine (2014), la profusion de créatures zooanthropes ou de motifs provenant des figures hybrides et anthropomorphes des contes créoles (Konpè lapen 1 ), du cinéma hollywoodien (Batman, Superman, Yoda, Joker…), des mythologies, des masques d’animaux du carnaval antillais (singe), intensifie la narration proposée autour des questions sociétales ou historiques et interroge les diverses formes d’animalité, d’animosité et d’inhumanité qui irriguent la société contemporaine. Si ses ancêtres se sont battus pour leur humanité, l’artiste constate aujourd’hui l’appropriation, par certains groupes, de métaphores animales pour se dénommer (wos kon boukèt, fain kon rat’, hyene ka modé, chyen…2). Quand ces groupes utilisent le mot « Zoo » pour désigner une cité ou un ghetto guadeloupéens, ils valorisent et subliment, paradoxalement, l’idée de zoo humain et de l’homme-animal…
Après les scènes du quotidien dans les transports urbains, la déshérence d’une jeunesse guadeloupéenne qui prend des attributs d’animaux pour s’identifier, le travail d’introspection de ses origines d’afro-descendant caribéen, série « Négricide » (2015), le tableau Portrait de classe I (2018) récapitule tout son bestiaire et marque le début d’une nouvelle série de portraits de classes et de groupes. L’urbain et l’histoire cèdent ainsi la place à l’éducation, à l’instruction, à l’apprentissage des valeurs sociales et de la vie en communauté à l’école, mais aussi à l’impact des réseaux sociaux sur les relations humaines et le comportement des individus.
Attentif et fin observateur de la société, Samuel Gelas livre dans ses dernières compositions, où se mêlent des personnages multiculturels, enfants, adolescents et adultes, un témoignage de ses nouvelles préoccupations qui augurent d’autres rencontres picturales réjouissantes.
Régine Cuzin,
commissaire de l’exposition
Reportage Réunions
Avec un certain pincement au cœur, j’ai quitté la Cité internationale des Arts, fin décembre 2019, après avoir bénéficié d’une résidence de création d’une année qui fut très sereine et largement mise à profit. Cela m’a permis de faire une première exposition personnelle au Corridor de la Cité, « Re-Créations », puis le tableau Portrait de classe I fut présenté à la Villa Radet dans le cadre de l’événement « Ça se passe à Montmartre ! » sur le site de Montmartre de la Cité internationale des Arts. Et j’ai eu la chance d’être invité par Sandrine Moreau, alors directrice de la Terrasse espace d’art de la ville de Nanterre, pour réaliser l’exposition monographique « Réunions ».
Je n’ai pas prévu de rentrer en Guadeloupe pour le moment car je veux poursuivre mes projets artistiques ici. Après cette belle et riche expérience à la Terrasse pour mon exposition « Réunions », qui m’a permis de réaliser une nouvelle série de portraits de groupes, j’aimerais explorer les images que j’ai ramenées du Cameroun, où j’étais en résidence à Bandjoun Station, chez l’artiste Barthélémy Toguo cet été. Je n’ai pas encore commencé, mais je pense m’orienter vers un travail de dessin essentiellement, autour des rencontres que j’ai faites, notamment avec les Bamilékés, un groupe ethnique de l’ouest du Cameroun.
J’ai toujours dessiné, et ce travail fera suite aux Couples, une série de dessins de jumeaux siamois qui est présentée dans « Réunions », et que je vais poursuivre aussi. En ce moment, j’ai plein d’idées, une certaine énergie et contrairement à ce que je faisais auparavant, je ressens aujourd’hui la nécessité de travailler plusieurs thématiques conjointement. L’autre sujet que je souhaite approfondir est lié à la nature, au paysage, et pourrait être la suite du tableau Eden. Dans ce tableau, un acomat boucan occupe une place centrale. J’ai rencontré cet arbre près de la rivière BrasDavid, lors d’une promenade dans le parc national des Mamelles, dans la Basse-Terre de Guadeloupe. J’ai vraiment été saisi par cet arbre majestueux, il m’a ému, je l’ai touché, j’étais en connexion avec lui. Je n’ai pas encore tout dit de ce qu’il représente pour moi. Eden n’est pas déconnecté des portraits que j’ai réalisés, car à travers les racines, les branches de l’acomat boucan, il raconte aussi l’idée de la rencontre, de l’interconnexion, d’une généalogie. Après avoir travaillé pendant quatre ans, en Guadeloupe, sur des sujets à caractère social, sur les violences urbaines, sur l’histoire de l’esclavage avec la série « Négricide », sur les tensions et conflits que j’observais, tout en injectant dans mes toiles une dose d’humour ou de dérision, j’avais besoin d’apaisement, de peindre des situations plus joyeuses, qui sont aussi une des facettes du monde.
J’ai toujours utilisé la couleur, dans mes peintures et mes dessins, quels que soient les sujets traités. La couleur c’est de l’espoir, de la lumière. Je vois aussi les couleurs comme signifiant du multiculturalisme, du mélange des cultures, de la diversité des êtres, et de la faune, de la flore en Guadeloupe. D’ailleurs une de mes toiles dans l’exposition s’appelle Colorés – un groupe de personnages d’origines différentes qui cohabitent dans le tableau. J’ai réalisé ce tableau à partir de photos d’enfances que j’ai demandées à mes connaissances sur les réseaux sociaux. C’est vrai qu’il y a une majorité d’antillais dans la composition, mais je n’avais pas la volonté de représenter particulièrement la communauté. J’ai fait avec ce qui m’a été envoyé. Mon travail s’inspire de la pensée du poète, écrivain et philosophe martiniquais Edouard Glissant à travers la notion de créolisation, qui montre comment le choc de la rencontre d’individus d’origines si différentes a néanmoins forgé une richesse culturelle inattendue, une nouvelle identité.
Le fait d’être à Paris et le contexte dans lequel j’ai travaillé ont changé ma façon de peindre en expérimentant d’autres voies, même si j’ai continué à révéler dans certains tableaux des faits d’actualité. Par exemple, j’ai représenté dans le tableau Triomphe des gilets jaunes que je voyais passer régulièrement. Le monde évolue dans un sens qui entraîne des souffrances, comme si un étau était en train de se resserrer sur une catégorie de gens. Je ne veux pas représenter une société qui raconte sa misère, mais plutôt une société qui veut se montrer. Aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, les jeunes, mais pas seulement eux, se mettent en scène, veulent poser devant un objectif en quelque sorte. C’est ce cliché que j’utilise et révèle dans mes dernières toiles, contrairement à mon travail précédent où tout ce que je représentais était visible, mais on ne voulait pas le voir, c’était tabou. Pendant plusieurs années, je me suis intéressé aux marginaux, aux personnes en difficulté, aux jeunes en souffrance car moi-même j’ai traversé des difficultés. À travers l’histoire des autres, c’est un peu comme si je racontais la mienne, une façon d’exorciser mes difficultés, mon mal.
Je peins des portraits de classes, de groupes, parce que ce sont des espaces qui permettent la réunion d’individus multiculturels et le vivre ensemble malgré les différences. Je veux raconter les univers des différentes générations. Par exemple, je parle du désordre mental et physique des adolescents, de l’amour chez les personnes âgées, mais aussi de l’amitié, de l’aigreur, de lasolitude.
En fait je suis assez solitaire et je ressens la nécessité d’être seul. Le fait de peindre des groupes est en quelque sorte ma façon de me créer de la compagnie, une famille. Il n’y a rien de mélancolique à ça. Je passe beaucoup de temps à dessiner mes personnages sur mes grandes toiles et il y a un dialogue qui se crée entre nous.
Samuel Gelas
Propos recueillis
par Régine Cuzin
en décembre 2019
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